Audre Lorde : la poétesse féministe à l’origine de l’intersectionnalité

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Audre Lorde née Audrey Géraldine Lorde, est une poétesse afro-américaine du 20e siècle, figure de proue de la lutte féministe et lesbienne et engagée dans le mouvement des droits civiques des afro-américains. Celle qui se définissait comme une poétesse lesbienne féministe et une guerrière noire, a combattu toute sa vie, par ses textes, le racisme, le sexisme et l’homophobie. Probablement première à théoriser la notion d’intersectionnalité, elle s’était donnée pour mission de vie de redonner la parole aux opprimés, notamment aux femmes noires. Portrait touchant d’une femme dont le combat qu’elle a mené jusqu’à sa mort, se faisait grâce aux mots.

Portrait de la jeune Audre(y) Géraldine Lorde

A l’origine Audre Lorde s’appelait Audrey. Celle qui est également connue sous les pseudonymes Rey Domini  ou de Gamba Adisa  pour signer ses textes, est née à New York le 18 février 1934. Ses parents, Frederick Byron Lorde et Linda Gertrude Belmar Lorde, sont originaires de la Barbade et de Grenade.

Troisième et dernière fille de parents agents immobiliers immigrés vivant très modestement, elle grandit dans le quartier noir d’Harlem à New York pendant la Grande dépression, écoutant sa mère lui parler des Caraïbes.

Atteinte d’une forte myopie, elle est reconnue officiellement aveugle alors qu’elle est toute petite. Elle n’apprend à parler que très tard, à quatre ans. Cette difficulté va être un fil rouge dans sa vie : elle tombera amoureuse des mots, des sons, des livres et accordera une importance capitale à la langue et à sa réappropriation par les minorités. De là est né son goût et son talent pour la poésie.

C’est d’ailleurs à cette époque, alors qu’elle va à la bibliothèque avec sa mère, qu’elle fait une rencontre déterminante. Augusta Baker, la bibliothécaire jeunesse propose de lui lire une histoire. Des grands classiques pour enfants. Depuis lors, elle aime tout ce qui touche aux livres et ses études le confirmeront.

Je me souviens m’être dit que la lecture serait quelque chose que je ferai.

Audre Lorde

Elle écrit son premier poème vers treize ans, et choisit alors de se faire appeler Audre, première démarche de réappropriation de son identité.

Un chemin semé d’embûches : entre rupture familiale et études en pointillés

À partir de 1947, elle poursuit ses études au Hunter College High School, un établissement pour élèves surdoués mais où la majorité des étudiants sont blancs. C’est là qu’elle découvre la poésie, admirant John Keats, Lord Byron ou encore T. S. Eliot et dont elle essaie d’imiter le style.

En parallèle, elle rejoint les « Branded », un groupe de filles blanches, éprises de poésie dont fait notamment partie la poétesse Diane di Prima. Ensemble, elles sèchent les cours, pratiquent l’occultisme, écrivent et se lisent mutuellement leurs poèmes. Cela n’empêche pas Audre de se sentir différente à cause de sa couleur, car elle subit du racisme en dehors de l’école au quotidien.

Son amitié la plus forte se noue avec une jeune danseuse noire, Gennie, qui devient son premier amour platonique. Mais à peine âgée de seize ans, Gennie se suicide sans laisser d’explication. Audre Lorde est traumatisée et en porte la culpabilité. Ce choc est une des raisons de sa rupture familiale peu de temps après.

Après avoir eu son diplôme au lycée, elle va à l’université étudier les sciences des bibliothèques, tout en travaillant à côté.

En rupture avec sa famille, en 1952, malgré son amour pour les femmes, elle sort avec un étudiant blanc, Gerry Levine. C’est une période de grand isolement et de solitude pour elle, elle réchappe d’un avortement clandestin risqué. Elle arrête ses études et part vivre dans le Connecticut pour travailler avec des femmes noires et portoricaines. Là-bas, elle rencontre Virginia « Ginger » Thurman, noire elle aussi, qui est sa première amante. Elle commence à se dire « gay ». Elle milite avec le collectif « Free the Rosenbergs ».

Tu peux lire aussi le portrait de Rosa Parks, la mère du mouvement des droits civiques aux USA

Vers l’affirmation de sa double identité : Audre Lorde, poétesse et lesbienne

En 1954, elle passe une année décisive en tant qu’étudiante à l’Université nationale autonome du Mexique. Elle tombe amoureuse d’une journaliste lesbienne blanche d’une cinquantaine d’années, Eudora Garrett.

Pour elle, cette année est une période d’affirmation et de renaissance. En effet, elle consolide sa recherche identitaire aux niveaux personnel et artistique, s’affirmant alors comme lesbienne et poétesse.

Selon ses propres mots, Audre Lorde était une « poétesse, guerrière, mère, lesbienne, noire ».

À son retour à New York, elle va à l’université Columbia, dont elle décroche une maîtrise en sciences des bibliothèques en 1961 et travaille comme bibliothécaire tout en continuant à écrire. En 1966, elle est promue bibliothécaire en chef à la Bibliothèque de Town School à New York jusqu’en 1968.

Elle participe activement à la culture homosexuelle de Greenwich Village. Néanmoins, même si les quelques lesbiennes noires sont acceptées et entretiennent souvent des relations interraciales, et si toutes partagent une même expérience de l’oppression en tant qu’homosexuelles, Audre Lorde n’en souffre pas moins du tabou qui entoure la question de la « race » dans cette communauté.

En dépit de l’affirmation de son homosexualité, elle fait le choix d’épouser un juriste homosexuel, Edwin Rollins, en 1962 dont elle divorce en 1970, après avoir eu deux enfants.

Lors d’une année de résidence à l’université de Tougaloo dans le Mississippi, elle rencontre Frances Clayton, qui fut sa compagne fidèle pendant de nombreuses années.

Chaque femme que j’ai aimée a laissé en moi son empreinte. En elles, j’aime un pan inestimable de moi-même distinct de moi, si différent que j’ai dû m’étirer, grandir pour pouvoir le reconnaître.

Son expérience de la discrimination contre la communauté afro-américaine

Pendant ses études, alors qu’elle travaille comme bibliothécaire jeunesse, engagée auprès des jeunes, elle veut initier les jeunes Afro-américains à la lecture et à la maîtrise du langage. Mais elle réalise très vite qu’il y a peu de livres sur la communauté noire et encore moins écrits par des auteurs de couleur. Alors elle se procure elle-même des livres qu’elle cache dans son bureau, et dans lesquels les personnages principaux sont des Afro-Américains.

Elle est la seule bibliothécaire noire travaillant à l’époque dans cette bibliothèque publique et elle est confrontée à des épisodes de racisme. Cette expérience va renforcer son engagement pour les droits civiques de la communauté Afro-américaine.

Entre 1970 et 1980, elle est professeure d’anglais à la City University of New York où elle se mobilise pour la mise en place d’un département d’études noires. En 1980, elle crée la maison d’édition Kitchen Table : Women of Color Press, dédiée aux auteures « non-blanches » minorisées dans le monde culturel et littéraire.

Pour elle, « la poésie n’est pas un luxe, c’est une nécessité vitale » et « le départ de toute action« .

Sa lutte féministe : Audre Lorde et l’invention de l’intersectionnalité

Son engagement pour la communauté noire n’est pas son seul combat. Elle est également investie dans la lutte féministe, en tant que femme, noire et lesbienne.

Selon elle, les féministes défendent alors un modèle féminin trop étroit. Les femmes blanches ignoreraient leur privilège d’être blanches et leur seule expérience ne permettrait pas de se battre pour toutes les femmes à cause d’un racisme intériorisé et d’une mauvaise appréhension des violences qui s’ajoutent au sexisme pour une femme de couleur. C’est l’idée de l’intersectionnalité.

Pour elle, les discriminations que subissent les femmes noires sont de trois types : couleur de peau, genre et classe. Ces oppressions se combinent les unes avec les autres et s’observent chez les femmes noires.

Laissez-moi vous dire à quoi ressemblait être une poétesse noire dans les années 60. Ça voulait dire être invisible. Ça voulait dire être vraiment invisible. Ça voulait dire être doublement invisible en tant que femme féministe noire et triplement invisible en tant que lesbienne noire et féministe. 

Extrait du documentaire A Litany for Survival: The Life and Work of Audre Lorde

Elle estime que les conditions spécifiques des femmes noires sont minorisées voire invisibilisées par certaines féministes blanches radicales.

Elle n’est pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle toutes les femmes subissent la même oppression parce qu’elles sont femmes. Dénonçant la hiérarchisation des formes d’oppression, elle prône un féminisme qui lutte à la fois contre le racisme, le sexisme, les différences de classe et l’homophobie

Elle encourage les femmes à « transformer le silence en parole et en acte« .

Ce qui deviendra l’intersectionnalité est un combat central dans la vie et les écrits d’Audre Lorde.

Son combat contre le racisme et le concept de l’intersectionnalité à l’international

Entre 1984 et 1992, elle passe beaucoup de temps à l’université de Berlin comme professeure invitée au John F. Kennedy-Institute for North American Studies. Elle devient une sorte de mentor dans le développement de la lutte antiraciste et du mouvement afro-allemand avant et après la réunification allemande.

Elle va également en Suisse pour donner des conférences et des lectures à la Paulus-Akademie à Zurich. Invitée par Rina Nissim, féministe et lesbienne très engagée à Genève, ses écrits sont publiés en français par sa maison d’édition Mamamélis, jusqu’en France, Belgique et au Canada.

Par ses voyages en Europe, en Allemagne, mais aussi aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en Suisse, elle contribue à la politisation et la mobilisation de femmes racisées, de même qu’à la conscientisation antiraciste de féministes et lesbiennes blanches.

Elle se rendra également aux Caraïbes, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud où elle se mobilise contre l’Apartheid par la mise en place de l’association Sisterhood in Support of Sisters (SISA).

Les principales publications d’Audre Lorde

Elle écrit d’abord une nouvelle, « La Llorona » sous le pseudonyme Rey Domini dans la revue Venture.

Sa poésie commence à être publiée dans les années 1960. En 1962, ses textes paraissent dans le recueil de Langston Hughes New Negro Poets, USA, puis dans des anthologies à l’étranger et dans des revues littéraires noires. En 1968, la maison d’édition Poet’s Press de Diane di Prima publie son premier recueil de poèmes, The First Cities. Deux ans plus tard, son deuxième recueil, Cable to Rage, aborde des thèmes liés à l’amour et à la maternité ; elle y confirme son homosexualité dans le poème « Martha ».

C’est néanmoins à partir de 1976, et son recueil de poèmes Coal, qu’elle obtient une reconnaissance littéraire confirmée deux ans plus tard avec le recueil The Black Unicorn.

Elle publie ensuite The Cancer Journals basé sur son combat contre le cancer. En 1982, elle publie Zami. A New Spelling of my Name qu’elle désigne comme une « biomythographie » (nouveau genre combinant histoire, biographie et mythe).

En 1984, Audre Lorde sort le recueil Sister Outsider, qui sera traduit en plusieurs langues et qui servira d’inspiration à des femmes investies dans la lutte antiraciste, féministe et lesbienne à travers le monde.

Une figure féministe emblématique outre-Atlantique

En 1991, elle est nommée poète de l’État de New York. Peu connue en France, elle reste, aux Etats-Unis, une des icônes du mouvement féministe dit de la deuxième vague, inspirant les féministes américaines, lesbiennes, afro-américaines entre 1970 et 1990.

Sa prose et sa poésie ont été de véritables catalyseurs pour le mouvement de libération des femmes et des homosexuels et le mouvement pour les droits civiques de la communauté afro-américaine.

La fin de la vie d’Audre Lorde : sa lutte contre le cancer

Durant quatorze ans, Audre Lorde se bat contre un cancer du sein qui, diagnostiqué en 1978, la contraint à subir une mastectomie. Mais elle reste active, écrivant The Cancer Journals en 1981 puis Zami en 1982. Dans le texte, elle dit qu’elle doit son pouvoir et sa force aux femmes noires de sa vie, et une grande partie du livre est consacrée à des portraits détaillés d’autres femmes.

J’allais mourir, tôt ou tard, que j’aie pris la parole ou non. Mes silences ne m’avaient pas protégée. Votre silence ne vous protégera pas non plus. Mais à chaque vraie parole exprimée, à chacune de mes tentatives pour dire ces vérités que je ne cesse de poursuivre, je suis entrée en contact avec d’autres femmes, et, ensemble, nous avons recherché des paroles s’accordant au monde auquel nous croyons toutes, construisant un pont entre nos différences. Et ce sont l’intérêt et le soutien de toutes ces femmes qui m’ont donné la force, et permis de questionner les fondements mêmes de ma vie.

En 1992, Audre Lorde meurt d’un cancer du foie à Sainte-Croix dans les îles Vierges où elle réside avec sa compagne Gloria Joseph, écrivaine et activiste lesbienne afroféministe. En 2016, publie une bio-anthologie d’Audre Lorde intitulée The Wind is Spirit : The Life, Love, and Legacy of Audre Lorde.

Durant sa vie, elle aura obtenu de multiples prix, dont l’American Library Association Gay Caucus Book of the Year en 1981 pour The Cancer Journals, le lauréat de poésie de l’État de New York en 1991, ainsi que la Bill Whitehead Award for Lifetime Achievement en 1992.

Avant sa mort, au cours d’une cérémonie de baptême africaine, Lorde prend le nom de Gamba Adisa, qui veut dire « Guerrière : celle qui se fait comprendre« . Un nom en hommage à toute sa vie.

Si le portrait de femmes inspirantes t’intéresse, lis également cet article sur La puissance féminine : Voici 5 femmes qui ont changé le monde

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