bell hooks : une figure du féminisme afro-américain

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Connais-tu Bell Hooks, de son vrai nom Gloria Jean Watkins ? Auteure, professeure, féministe et militante noire-américaine, elle a pris le nom de son arrière-grand-mère comme nom de plume, en lettres minuscules. Tu la trouveras donc souvent sous le nom ainsi orthographié bell hooks. Pourquoi ? « Afin de mettre l’accent sur le contenu des livres, et non sur qui je suis » disait-elle. Cela en dit long sur son humilité. Universitaire et écrivaine, elle a fait de sa vie un combat pour un féminisme en particulier : celui de l’intersectionnalité. C’était l’une des voix les plus influentes de la scène afroféministe. Portrait d’une figure du féminisme afro-américain et de l’intersectionnalité dont l’œuvre reste une référence en matière de féminisme et de lutte contre le racisme.

D’où vient bell hooks ?

Gloria Jean Watkins est née le 25 septembre 1952 à Hopkinsville, ville ségréguée de l’état du Kentucky dans le sud des États-Unis.

Fille d’un père portier et d’une mère domestique, elle grandit aux côtés de ses six frères et sœurs et étudie dans le lycée réservé à la population noire.

Gloria Jean Watkins voue un intérêt particulier pour la littérature anglaise. Si rien ne semble la destiner à sa future grande carrière, la jeune femme refuse un avenir de servante ou de femme au foyer. Elle veut être écrivaine ou bibliothécaire et c’est grâce à la lecture et l’éducation valorisées par sa famille qu’elle peut changer son destin.

Après le lycée en 1973, elle est l’une des rares femmes noires et de classe populaire à intégrer la licence d’anglais de Standford, une prestigieuse université dans le sud de San Francisco. En 1976, elle obtient sa maîtrise à l’Université du Wisconsin puis son doctorat en littérature à l’Université de Californie. Son sujet de thèse est la romancière Toni Morrison, afro-américaine qui sera d’ailleurs récompensée du prix Pullitzer en 1988 pour son roman Beloved sur la mort d’une enfant au temps de l’esclavage.

Durant son parcours universitaire, elle découvre l’invisibilisation des femmes noires dans le contenu de ses cours. Elle décide alors de faire ses propres recherches sur leur histoire, ce qui lui inspirera son premier essai : Ain’t I a Woman : Black Women and Feminism (Ne suis-je pas une femme ? Femmes noire et féminisme), écrit à l’âge de 19 ans mais publié en 1981.

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Sa double carrière de professeure et d’auteure

Elle devient professeure d’études africaines et afro-américaines à l’Université de Yale. Au cours de sa carrière, elle enseignera l’anglais, l’histoire afro-américaine et les études féministes à l’Université de Californie, l’Université d’État de San Francisco, à Oberlin College, au City College de New-York et au Berea College jusqu’à la fin de sa vie.

Après la publication de son premier livre en 1981, elle écrira plus de 40 livres, passant de l’essai tel que « Théorie féministe : de la marge au centre » publié en 1984 ou son bestseller « Tout sur l’amour – Nouvelles visions » publié en 2000, aux recueils de poésies comme « And There We wept » publié en 1978 et aux livres pour enfants.

Elle écrit sur de nombreux sujets : la pédagogie, la sororité, l’estime de soi, la culture populaire… Mais ses sujets de prédilection restent le racisme et le féminisme, plus particulièrement celui de l’intersectionnalité revendiqué par le black feminism.

Une militante engagée

Celle qui décide de se faire appeler bell hooks dès sa première publication est en effet une militante engagée, participant à des manifestations et des conférences pour promouvoir l’égalité des sexes et la justice sociale. Son œuvre a profondément influencé les études féministes et la pensée progressiste aux États-Unis et dans le monde entier.

Ses écrits sont caractérisés par une analyse critique des structures de pouvoir et d’oppression, ainsi que par un appel à l’émancipation et à la justice sociale.

Tout au long de sa carrière de professeure à l’université, elle s’appuiera sur une forme d’enseignement en particulier : la pédagogie engagée.

En tant qu’enseignante et à travers ses différents ouvrages, elle développe une grille de lecture de la société, un système complexe d’oppressions où s’imbriquent rapports de classe, de genre et de race. Elle a travaillé en partant de l’idée que théorie et politique sont indissociables. Il n’y a d’ailleurs pas de division entre son travail littéraire et son militantisme. Elle part de l’expérience vécue, notamment celle de la domination, pour produire une pensée de l’émancipation.

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Le Black Feminism et l’intersectionnalité au cœur de son engagement

Héritière de la pensée de Sojourner Truth, abolitionniste et militante afro-américaine pour le droit de vote des femmes au 19e siècle, bell hooks s’inscrit dans le mouvement de l’afro féminisme pour révéler, à travers des textes qu’elle veut accessibles, les oublis et l’aveuglement du féminisme blanc et bourgeois.

Une partie du mouvement féministe américain provient de la lutte abolitionniste, les femmes afro-américaines sont actrices de l’émancipation féminine dès le 19e siècle mais sont confrontées aux discours des féministes blanches. C’est ce que bell hooks critique dans ses livres.

Les féministes blanches dénoncent le traitement des femmes comme esclaves et refusent ce statut, tout en excluant les femmes esclaves de leur lutte.

A partir du 19e siècle, une confusion se crée entre le courant féministe et l’abolitionnisme. Du côté des Démocrates, un parti esclavagiste, on défend le droit de vote des femmes blanches dans le but de renforcer l’exclusion des afro-américains. À l’inverse, les Républicains demeurent opposés au suffrage féminin mais sont en faveur d’abolir l’esclavage et d’accorder le droit de vote aux hommes anciennement esclaves. Les femmes blanches sont alors impliquées dans une lutte électorale qui les pousse à rejoindre des mouvements racistes et suprémacistes dans le but d’obtenir le droit de vote.

Par la suite, beaucoup de militantes noires choisirent la voie du mouvement noir, qui ignorait les discriminations qu’elles vivaient en tant que femmes. 

« Les femmes noires contemporaines eurent l’impression qu’on leur demandait de choisir entre un mouvement noir qui servait essentiellement les intérêts de hommes noirs sexistes et un mouvement des femmes qui servait essentiellement les intérêts des femmes blanches racistes. » 

Bell hooks dénonce l’absence des femmes noires en tant que sujet et objet de recherches. Elle développe une critique des mouvements féministes focalisés sur les femmes blanches, hétérosexuelles, issues des classes bourgeoises. Elle dénonce ainsi l’exclusion des femmes racisées qui ne retrouvent ni dans ces mouvements ni dans celui des droits civiques.

Le concept d’intersectionnalité

C’est dans cette logique qu’elle s’inscrit dans le concept d’intersectionnalité. C’est l’idée du lien entre l’oppression de genre, de classe et de race, vécu par les femmes noires et qui s’oppose au féminisme revendiqué par les femmes blanches. L’intersectionnalité valide la double discrimination que subissent les femmes noires : en tant que femmes et en tant que noires.

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Son deuxième essai, « Feminist Theory: From Margin to Center« , publié en 1984, compte parmi les textes fondateurs de la pensée afroféministe. Le terme de « marge » renvoie à la marginalisation et à l’invisibilisation des femmes noires dans la société.

Bell hooks insiste en particulier sur l’appropriation du féminisme par les femmes blanches. 

« Lorsque le mouvement des femmes battait son plein et que les femmes blanches rejetaient le rôle de reproductrice, de bête de somme et d’objet sexuel, les femmes noires étaient célébrées pour leur dévouement inégalé à leur rôle de « mère », pour leur capacité « innée » à porter d’énormes fardeaux et pour leur disponibilité toujours plus grande en tant qu’objet sexuel. Il semblait que nous avions été élues à l’unanimité pour prendre en charge les tâches que les femmes blanches refusaient d’effectuer. »

bell hooks

Toutes les féministes blanches ne sont, évidemment, pas racistes. Cependant, en oubliant le sort spécifique des femmes noires, elles ont, selon elle, contribué à leur oppression.

Amour, racisme et politique

Elle consacre également une partie de ses recherches aux rapports amoureux et à la masculinité patriarcale comme dans The Will to Change Men: Men, Masculinity and Love paru en 2004.

Lorsque bell hooks s’essaye à poser une définition claire de l’amour, elle note : “L’amour, c’est ce que l’on fait. L’amour est un acte de volonté, c’est-à-dire désir et action, conjointement. On n’est pas obligé d’aimer, on le décide.” 

Pour elle, le racisme constitue une blessure psychique qui limite la possibilité d’aimer.

Une éthique de l’amour

“L’amour de soi est le fondement de notre pratique de l’amour”, affirme bell hooks. “L’un des meilleurs moyens pour apprendre à s’aimer soi-même est de se donner l’amour que l’on rêve de recevoir des autres.”

Bell hooks travaille autour d’une éthique de l’amour qui reviendrait à créer un projet politique basé sur la sororité. Elle étudie l’expérience de domination vécue par les femmes noires, et constate que ces dernières sont représentées comme des sujets qu’on ne peut pas aimer, car dites violentes ou castratrices. Ces représentations limitent l’amour que ces femmes peuvent recevoir et se donner. Le racisme devient une blessure psychique qui peut créer de la honte et une haine de soi. Pour bell hooks, les femmes noires doivent se porter de l’amour à elles-mêmes et aux autres femmes opprimées.

Elle définit ainsi une éthique de l’amour comme une « capacité à l’empathie », et non pas un simple affect, un sentiment involontaire. Sans amour, nous sommes aveugles à la souffrance des autres. Pour elle, décider d’aimer, c’est choisir de « nous soucier de l’oppression et l’exploitation des autres. » 

L’amour est donc fondamentalement politique pour elle avec une action politique qui doit davantage être empathique. Cela permettrait de rompre avec l’objectif pervers du militantisme qui est d’obtenir l’approbation des dominants.  

Cet amour, choix actif et non sentiment passif, bell hooks l’a cultivé tout au long de sa vie, comme un remède aux angoisses existentielles.

bell hooks en France

Dans l’hexagone, elle s’est heurtée à des traducteurs ou des éditeurs français peu intéressés par son travail. La France n’a donc pu la lire que tardivement. Aujourd’hui encore, les maisons d’éditions et traducteurs diffusant son œuvre sont pour la plupart des indépendants.

On peut citer « Ne suis-je pas une femme ? », son essai essentiel traduit en français fin 2015, soit 34 ans après sa publication américaine !

Fort heureusement, son autre essai À propos d’amour se lit à nouveau chez les nouvelles générations de féministes qui questionnent les relations amoureuses et interpersonnelles. En France, le livre connaît un vif engouement depuis sa traduction aux éditions Divergences.

Du point de vue du féminisme, les spécificités françaises peinent à s’ouvrir au discours de l’intersectionnalité et donc à la pénétration des idées de bell hooks et des afroféministes américaines, pour l’implantation d’un mouvement afroféministe français.

Mais l’idée progresse dans certains milieux, notamment militants, avec des collectifs de femmes noires comme Mwasi.

Une figure outre-Atlantique

Par contre, bell hooks a été et est toujours largement étudiée outre-Atlantique dans de nombreuses universités américaines, comme ses idoles James Baldwin et Martin Luther King. Elle a marqué son époque par ses écrits sur le racisme, le féminisme, la politique ou la culture, mais aussi sur l’amour et la spiritualité.

Largement récompensés au cours de sa carrière et traduits dans de nombreuses langues, elle est récompensée de nombreuses fois comme en 2018, où elle entrera au Kentucky Writers Hall of Fame.

Décédée le 15 décembre 2021, ses travaux sont toujours repris aujourd’hui et elle laisse derrière elle un immense héritage. Bell hooks demeure une référence en matière de travaux féministes et antiracistes. Avec ses talents de vulgarisatrice, elle a permis de rendre accessibles au plus grand nombre des sujets complexes. Ainsi, son œuvre continue d’influencer et d’inspirer les nouvelles générations.

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